Elle souffla sur le canon de son fusil habillé d’arabesques argentées. Elle caressa pensivement la fenêtre d’éjection alors que devant elle s’écroulait dans un long mugissement un patriarche sépulturien. Son long cri d’agonie avait dû réveiller des petits plus loin, et bientôt ils déferleraient sur elle et ses compagnons comme la vague qui autrefois ravagea l’Arche du Lion. Mais ici, pas question de chuter. Pas question de flancher. Mettre un genou à terre, et encore. La carcasse s’affala sur le sol, soulevant un nuage gris qui les submergea tous, y compris les trois hauts charrs du groupe. Elle toussa, et replaça une fine mèche blonde derrière son oreille, dégageant sa vue. Le cadavre était sale, criblé de trous multiples, ensanglanté de coups d’épées, brûlé par endroits, des flèches parsemaient son échine comme une nageoire dorsale incongrue. La peau de la créature était aussi noire que les abysses, pourvue de dizaines de tâches luminescentes, seule chose qui leur permettait de la suivre à vue, ici, dans la sombre clarté des catacombes. Les sépulturiens n’étaient guère un problème. Du moins, pas les petits, leur peau était tendre encore et facile à percer. Mais les anciens, plus grands, étaient plus difficiles à abattre en raison de leur épiderme épais et rugueux. Une épée, une flèche ou même une balle seule ne suffisaient pas.
Le plafond laissait filtrer quelques raies de lumières bleutée, rappel de la nature des lieux. Il lui semblait entendre les hurlements des combattants ascaloniens des temps passés, lorsque Adelbern sépara leur âme de leur corps pour en faire les gardiens forcés éternels de ces terres. La poussière et le silence régnaient en maître ici. Aucune chaleur, rien si ce n’est cette infinie lueur bleue, témoin intemporel du Feu Belligérant et de la folie d’un homme. Ils reprenaient leur souffle, les hommes du Prieuré finissaient de ramasser ce dont ils avaient besoin pour leurs recherches, maintenant que la menace du patriarche avait été écartée.
Puis elle les entendit. Les charrs, sûrement, captèrent ces sons bien avant elle. Elle tourna la tête, et fît signe à ses camarades. Ils se positionnèrent en cercle autour des érudits, ne sachant pas encore d’où viendrait la nouvelle menace, les combattants au corps à corps sur un premier cercle élargi, les artilleurs et archers sur un cercle plus concentré et restreint, rapproché des membres du Prieuré de Durmand. Keran, Talnir, Shrapnels et elle plus au centre, puis dans les espaces entre chacun, sur le cercle extérieur, Voldrik, Amos, Gernoshan, Ellig, Dworkîn. Leur attention fût happée par les légers tremblements venant de l’autre bout de la salle. Elle ne sourît pas. La formation changea alors qu’elle leur faisait signe à tous. Deux lignes à présent, les combattants robustes en première ligne, toujours à laisser l’espace pour les tireurs à l’arrière, prêts déjà à décocher leur première salve. Plus rien, ensuite. Dans l’ombre se détachait quelques cercles de lumière, et la silhouette diffuse d’un petit sépulturien, sa queue roulait dans l’air comme s’il n’attendait qu’un geste de l’escouade pour agir. Pas un mouvement, pas un mot du côté des Veilleurs. Elle n’entendait que Shrapnels à sa droite renâcler furieusement. Elle ne voyait devant elle que la poigne d’Amos se serrer et se desserrer sur le manche de son espadon. Ellig qui se crispait sur ses dagues. Elle prit une inspiration. Et le temps d’un battement de cils, une immense éleveuse sépulturienne émergea du sol telle une bête cauchemardesque. Elle s’extirpa du sol terreux et poussiéreux avec ses longues pattes griffues, toute une horde de petits derrière elle, et poussa un rugissement à en faire trembler les colonnades de l’immense salle enfouie.
Ilyendel porta le premier coup. Son fusil hissé à hauteur de son iris à la couleur de l’or sombre, le bras solide, les jambes écartées, elle appuya sur la détente. La balle fusa, à une vitesse inouïe, sur un temps qui sembla pourtant infini. Elle traversa la salle, tournoyant sur elle-même, et alla se ficher en plein dans la poitrine de la grande éleveuse. La tête creuse de la balle éclata aussitôt les premières couches épaisses de l’épiderme traversées, et le liquide contenu dans la douille se déversa dans les veines du monstre. La flèche de Keran suivit de près,et atteignit un jeune en pleine tête, qui s’effondra. Talnir posa un genou à terre, monocle de tir sur l’oeil, et visa un autre jeune, dont l’oeil vert-jaune éclata, son crâne traversé de part en part. L’éleveuse hurla, et s’élança droit sur le groupe. Elle eût le temps de se prendre une balle perforante de Shrapnels dans une cuisse, ce qui la ralentit, alors qu’elle et sa horde de monstruosités miniatures allaient percuter de plein fouet les forces lourdes de l’escouade.
Gernoshan et Amos abattirent leurs espadons sur des jeunes, la charr tournoyant sur elle-même alors qu’Amos privilégiait les coups plus lents, plus lourds, ne laissant ni l’un ni l’autre aucune chance à leurs ennemis. Ellig était côté à côté avec Dworkîn, l’un soufflant une gerbe de feu d’entre ses lèvres pour ralentir la progression des sépulturiens, l’autre tranchant dans la peau noire des pauvres chanceux qui réussissaient à passer outre les flammes. Voldrik interdisait à quiconque des rangs adverses de s’approcher du groupe de tireurs d’élite, leur laissant le champ large pour viser.
Les balles pleuvaient, mortelles, ainsi que les flèches, toutes concentrées sur les petits. Le saccage était effroyable, les cadavres s’amoncelaient au sol comme tombent les feuilles lors de la saison du Colosse. Alayn, le loup brun de Keran, courait agilement, bondissant joyeusement de ça de là sur les corps meurtris pour les achever d’un coup de crocs, ou passait sous une épée alliée pour empêcher un jeune de sauter sur le dos d’un Veilleur, comme un membre du groupe à part entière de l’équipe, protégeant ses pairs.
Bientôt, Talnir, Shrapnels et Keran durent changer de côté aux ordres criés d’Ilyendel. Elle les emmena à l’opposé de la salle où d’autres jeunes affluaient. Les flèches et balles se croisaient. Les deux premières lignes ennemies tombèrent sans difficulté. Ilyendel cria, et remit son fusil dans son dos. Shrapnels arrangea son fusil différemment, prêt à lui faire cracher le feu. Keran se saisit de ses armes de mêlée, et Talnir resta près des érudits pour les couvrir. Les trois frères et sœurs d’armes chargèrent d’une façon bien peu commune. Ilyendel posa son pied sur une des pattes du charr, Shrapnels, qui la propulsa droit sur le groupe de sépulturiens. Le mâle fît de même avec Keran quelques instants après. La canthienne atterrit en plein sur le groupe ennemi, les renversa, et se rétablit bien vite sur ses deux jambes pour se mettre à danser, tournant sur elle-même comme Gernoshan de son côté, hache en main, tranchant leurs pattes, leurs griffes, parfois même écorchant sérieusement leurs museaux sombres. Keran en écrasa quelques uns, plus lourd qu’Ilyendel, et la seconda dans ce joyeux massacre à coup d’épée, de hache. Il esquivait, bondissait, reculait, se rapprochait, insaisissable. Puis vînt Shrapnels qui hurla de faire place. Au signal, les deux humains eurent juste le temps de faire une roulade et de se cacher derrière le massif charr, qui activa instantanément son lance-flamme, carbonisant bon nombre de jeunes encore en vie, crachant la mort sous forme ignée. Talnir abattait au loin de façon sûre les rares bêtes à réussir à passer le barrage des trois comparses dans la mêlée, rechargeant manuellement son arme.
A l’autre bout de la salle, un autre type de combat s’engageait. Gernoshan, Voldrik, Amos ne cessaient tour à tour de se renvoyer la grande sépulturienne, comme une balle dans un jeu d’enfants, dans une formation en triangle. Chaque fois qu’un l’attirait vers lui, les deux autres fonçaient dans son dos pour la couper, la taillader, la cisailler. Et celui qui parvenait ensuite à avoir son attention parait pendant que les deux autres recommençaient, inlassablement, atténuant petit à petit la dure carapace de peau du monstre à coups de lames, l’affaiblissant inexorablement. Ellig lui, incantait une conjuration de flammes sur l’arme de Dworkîn. Le guerrier grimaçait à voir ses trois amis combattre tandis qu’il devait attendre le sort du jeune élémentaliste, faisant ce qu’ils pouvaient pour résister aux puissants coups de pattes de l’éleveuse.
Mais cette fois-ci, elle ne se fit pas avoir. Bernée une fois de trop, alors qu’elle semblait foncer sur Voldrik, et que Gernoshan et Amos eux couraient vers son dos pour la couper une fois encore, elle prit appui sur ses pattes avant, s’arrêtant juste devant le charr blanc, et balaya brusquemment l’air derrière elle d’un puissant coup de sa longue queue reptilienne. Amos reçut le balayage de plein fouet, et emporté par la vitesse du coup et son propre poids percuta violemment Gernoshan, leurs deux corps propulsés venant s’abattre dans un choc sourd contre une colonne qui trembla sous l’impact de leurs armures et de leurs muscles. Ils ne se relevèrent pas, sonnés.
Ilyendel hurla, au loin, en voyant son mari qui ne bougeait plus. Mais le temps que Keran, Shrapnels, Talnir et elle se précipitent vers l’éleveuse, celle-ci eût le temps de planter ses yeux jaunes furieux sur Voldrik, et le chargea sans qu’il n’eut le temps de bouger un muscle. Il se vit propulsé à son tour, atterrissant lourdement au sol, dans un rugissement.
C’est ce moment précis que choisit Ellig pour terminer sa conjuration, la lame de Dworkîn brillant d’une aura orangée flamboyante. Mais la sépulturienne avait disparu. A sa place, un trou plus gros qu’elle laissait présager ce qu’elle comptait faire. Ilyendel et Shrapnels arrivèrent et allèrent secourir Amos et Gernoshan, les écartant du combat pour les porter tour à tour vers le groupe du Prieuré qui les soignèrent. Keran siffla Alayn qui se posta près de lui, grognant férocement. Il était le seul à pouvoir déterminer par où allait surgir la grande femelle. Voldrik se traina péniblement près du jeune élémentaliste duquel s’était écarté Dworkîn, le sachant plus fragile, et moins expérimenté au combat que les autres, faisant barrage de son corps au pelage blanc. Dworkîn se tenait prêt. Il savait ce qu’il lui restait à faire, et l’issue du combat dépendant de sa seule prochaine action.
Alayn gronda alors et pointa son museau derrière Ellig et Voldrik. Keran cria. Le charr parvint juste à emporte Ellig avec lui en sautant, avant que l’éleveuse ne sorte du sol, la gueule grande ouverte sur une myriade de petits crocs pointus qui se seraient ravis de déchiqueter les jambes du jeune homme. Alayn prit de l’élan, galopant, son corps balança à droite, à gauche, il se ramassa sur lui-même. Il bondit, haut, très haut. Le temps se ralentit sur ces quelques secondes. Keran relâcha la corde tendue de son arc qui vibra près de son visage. Sa flèche partit, passa juste sous le corps suspendu dans les airs de son familier, mais elle ne fut pas la seule. Une balle de Talnir posté au loin croisa la flèche. La flèche se planta dans l’œil de la grande femelle, la balle lui explosa l’articulation d’une patte arrière. La bête s’effondra à genoux, incapable de tenir debout avec son genou broyé. Elle hurla. Le loup passa au-dessus d’elle est se réceptionna de l’autre côté, sa diversion ayant parfaitement fonctionné.
Dworkîn s’élança dans le dos de l’imposante bête. Il ne devait pas rater son coup. Il prit son épée à deux mains et la leva au-dessus de sa tête. Alors que le monstre était immobilisé au sol, privé d’un œil, inattentif, il planta sa lame conjurée dans l’une des nombreuses plaies causées un peu plus tôt par Amos, Gernoshan et Voldrik. La peau à vie, écorchée, sans plus aucune protection, l’acier se ficha dans les chairs. Et une fois fait, la conjuration d’Ellig se déclencha. L’épée prit feu, sans blesser son propriétaire, et incendia les muscles et les organes de la bête. C’est alors que toute la mécanique de leur coopération prit sens. Le feu de la lame enchantée parvint jusqu’aux veines de la créature, et trouva le produit déversé dans ces mêmes veines quelques longues minutes plus tôt par la balle creuse de l’humaine qui dirigeait l’escouade. Dworkîn reprit sa lame, reculant.
La femelle se transforma en brasier vivant, les flammes léchaient sa peau la dévoraient de l’intérieur alors qu’elle poussait des rugissements de douleur à en scier les tympans des veilleurs et des membres du Prieuré. Elle se tordit au sol, devenue amoncellement de chairs carbonisées, de hurlements. L’odeur de brûlé infestait l’air.
Les veilleurs rejoignirent les autres près des érudits. Amos et Gernoshan avaient repris leurs esprits et étaient souriants, soignés par les médecins de l’équipe.
La croisée posa ses yeux d’or sombre sur son mari. Celui-ci lui sourit, et dit:
“À ton avis, ça se mange les éleveuses grillées?”
Merci à mes amis qui m’ont inspiré ce petit épisode de leur vie de Veilleurs, et merci à ceux qui liront ces lignes, j’espère que les mots seront suffisamment forts pour que vous puissiez vous imaginer la scène qui se déroule dans les Catacombes ascaloniennes!
