À peine entrée dans la tente, je recevais un puissant coup de bâton sur la tempe. Je m’effondrais sur le sol, le monde tournant autour de moi, sonnée et aveuglée par la douleur. Il m’attrapa par le col, et me jeta au sol, mais cette fois je parvenais à me relever, à dégainer, et à lui tirer dessus à bout portant. Titubant, je tentais de saisir une autre flèche, mais il fut plus rapide et le puissant centaure m’asséna son long bâton gravé de chef de guerre sur le bras. Faisant tournoyer mon arc, je tentais de l’atteindre avec l’une des deux lames montées au bout mais Ulgoth, d’un coup sec, fit voler mon arc à l’autre bout de la pièce. Nous nous fixâmes l’un l’autre un instant, puis je saisissait une lampe à huilde et, tournant sur moi même, je lui balançais le globe en verre au visage. Il ne vit pas venir l’attaque, et la lampe lui explosa à la figure dans une gerbe de flammes et de verre brisé. Profitant de sa surprise, je roulais sous lui et plantais fermement mon couteau dans la peau tendre de son bas-ventre, lacérant dans le sens de la longueur ses entrailles et sa chair. Je sus à la quantité de sang qui gicla à ce moment là qu’il n’y survivrait pas. Passant derrière lui, je me reculais, laissant le chef Modniir agonisant gémir de douleur. Il vacilla sur ses quatre pattes, et pensant le combat dejà gagné, je bassais ma garde… Mais dans un dernier effort, il se jeta sur moi et me cribla se coups de griffes et de poings, et je parvins juste à lever les bras pour protéger mes yeux. Rassemblant mes forces, je me glissais agilement sur son flanc, et plantais mon couteau dans ses côtes en hurlant:
“Ça c’est pour ma mère!”
Et je continuais, prise d’une folie meurtrière et d’une énérgie nouvelle qui me rendait légère, et comme une balerine mortelle, j’assenais une pluie de coups sur le Modniir, qui tentais de s’enfuir. Aveuglée par la rage et par le sang qui me giclais au visage, je ne remarquais même pas que le centaure au sol se tordait de violentes convulsions, ses pattes battant l’air vainement. Quand je m’arrêtais enfin, le visage entièrement pourpre, je me levais, et, trempant mon index dans le sang, je dessinais une rune sur une peau en cuir pendue dans un coin de la tente. L’inscription sécha et brilla légèrement, puis je me servais de la peau que je tenais par les extrémités pour teindre à jamais mes cheveux de sang centaure. Je contemplais encore le cadavre d’Ulgoth lorsque Eileen et d’autres soldats arrivèrent dans la tente, blessés et pantelants. L’archer se précipita vers moi, son
regard trahissant son inquiétude, et c’est à ce moment là seulement que je réalisais que je me trouvais dans un sale état: coupure à la joue qui saignait abondement, visage couvert de terre et de sang, estafilades aux bras et aux jambes…
“Iryenna… Tes cheveux… Fit Eileen, choqué.
-C’est un choix. Le sang d’Ulgoth, ma vengeance. Je ne savais pas que tu étais dans la région… Merci d’être venu. Sans vous je…
-Ce fut un plaisir d’allumer ces papillons! Heureusement que j’ai su que tu étais passée prévenir de ta petite excursion nocturne. Le commandant du camp n’était pas prêt à intervenir… Me glissa t-il plus discrètement
-Bon, je vais te laisser, maintenant… Je pense que je vais partir.
-Tu nous quittes encore? Iryenna, nous avons besoin d’une archère comme toi dans nos rangs!
-Non. Je veux voir le reste de la Tyrie, je ne resterais pas ici. Désolé.
L’archer soupira, et il y eut un long moment de silence assez gênant, mais il finit par dire:
-Bien. C’est ton choix
-Merci. Que Dwayna te protège.
-Toi aussi”.
Je le saluais et sortais de la tente, attrapais une torche sur un poteau, et traversais le camp plongé dans la pénombre et jonché de cadavres. Les tentes fumaient, calcinées, et la suie recouvrait le sol et flottait dans l’air en tourbillonnant.Ce jour là j’avais fait couler le sang comme je ne l’avais jamais fait, et ce ne serai pas la dernière fois. Sur certains corps, je récupérais mes flèches à la hampe verte et rouge, et les remettais dans mon carquois. J’avais hâte de partir loin, de voir nouveaux horizons, et je pressais le pas car je voulais trouver un endroit où camper le plus vite possible, loin du carnage. Certains soldats Séraphins m’adressaient un salut quand je passais devant eux, d’autres s’inclinaient légèrement, et certains même m’applaudissaient. J’entendis quelquefois le surnom “La Flèche Rouge” lorsque je saluais des groupes de guerriers bléssés et vacillants, mais victorieux, et je souriait en l’entendant. Je comprends maintenant pourquoi ils m’appelaient ainsi, car j’ai vu le rapport de la bataille: on m’attribuait dix-sept victimes, dont le chef Modniir, sur soixante soldats Centaures, alors que plus de trente soldats, et environ vingt mercenaires ou voyageurs avaient combattu cette nuit là.
Depuis ce jour là, je ne fis que voyager, que soit à pied, par bateau, par aéronef ou à cheval. Je voulais toujours plus apprendre, m’améliorer toujours plus à l’arc, et des maîtres archers m’apprirent tout ce qu’ils savaient, qu’ils soient Sylvaris, Norns, Charrs ou Asuras, qu’ils habitent dans les plaines ou dans les montagnes, au nord ou au sud. Je prenais part aux plus grandes chasses: j’ai participé à la mort de Tequatl le Sans-Soleil dans les Marais de Lumillule, et à la chute de la pirate Taïda Covington sur les îles tropicales de la Côte de la Marée Sanglante. J’ai planté mes flèches dans le corps de la Grande Guivre de la Jungle, du Chamane de Svanir dans le blizzard des Congères d’Entreneige, et de la Reine Karka à la Crique du Sud-Soleil. Tout cela m’apporta beaucoup d’or et un peu de renommée, et je recevais même des lettres me demandant de participer à telle ou telle chasse. J’ai exploré la Tonnelle du Crépuscule, et ai bien failli y passer, coincée plusieurs heures durant dans le donjon de lianes et d’épines. Mais c’est après avoir affronté la Griffe de Jormag, que j’ai réalisé qu’en matière de guerre, il me fallait des adversaires plus forts, des missions plus dangereuses, et surtout, avec une cause pour laquelle combattre: la vôtre. J’ai entendu parler de Zhaïtan pour la première fois à l’Arche du Lion, dans une auberge où je séjournais. À ce que j’en avais entendu, une union de toutes les races de Tyrie combattait dans les runes ancestrales d’Orr une invasion de morts-vivants orchestrée par un dragon: Zhaïtan. J’avais déjà combattu les morts-vivants au Mont Maelström, et même jusqu’à la Forêt de Caledon, mais je pensais qu’il s’agissait d’une infection locale, et il va sans dire que je me trompais. J’ai su que c’était là bas là bas qu’il fallait que je combatte. Dès que j’ai pu, j’ai rejoins l’école militaire, mais ce fut une formalité et grâce à mes compétences en archerie, on m’envoyais directement aux cours de stratégie et de maniement des armes de siège. La suite, vous la connaissez: à la sortie de l’académie, j’ai été convoquée ici.
Silencieux, Iryenna et Trahearne se regardèrent longuement: elle attendant sa réponse avec anxiété, lui tentant de digérer ce que lui avait appris la rôdeuse sur sa vie. Il la regardait maintenant d’un autre oeil: par exemple il ne voyait avant que des cheveux teints en rouge, sûrement pour se donner un genre, de la personnalité… Mais maintenant… Et puis il avait du mal à réaliser que la jolie jeune femme qui se tenait devant lui, était en fait une tireuse hors-pair et une combattante d’élite. En tant que chef de l’armée la plus puissante de Tyrie, il avait entendu bien des histoires concernant ses soldats, mais une comme celle-ci… Jamais.
“Vous savez, je crois sincèrement que vous avez un grand avenir dans le Pacte… Bonne chance pour Orr, et merci pour l’histoire.
-C’est Zhaïtan que je veux, et je l’aurai!
-Je n’en doute pas”.
Sur ce, ils se serrèrent la main, et il la raccompagna dans le grand bureau, et la regarda partir d’un pas sûr, dos droit, vers la sortie, ses longs cheveux ondulant derrière elle.
Elle retrouva son compagnon à l’extérieur du fort où elle avait passé l’entretien qui s’était transformé en longue narration de presque deux heures. Ils s’étreignirent longuement, puis il rompit le silence:
" Ils t’ont accepté?
– Oui, et toi?
– Biensûr! Prête à en découdre?
– Et comment Dydou! Ces têtes de Skriits ne vont pas comprendre ce qui leur arrive!"
Laissant derrière eux la gigantesque châtellerie, ils partirent en courant vers les dirigeables qui attendaient, majestueux, les derniers combattants pour Orr.
Zhaïtan tombera quelques années plus tard au dessus de la cité en ruine d’Arah à la suite d’une contre-attaque désespérée du Pacte, et l’on raconte que plus de cent vingt flèches à la hampe verte et rouge auraient été retrouvées plantées dans sa chair. On dénombrera aussi pas loin de cinquante revenants abbatus des mêmes projectiles.